Il existe une phrase de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano qui semble avoir été écrite hier, spécifiquement pour l’ère d’Instagram et de TikTok, et non il y a plus d’une décennie. Si vous ouvrez n’importe quel réseau social aujourd’hui, il est difficile de ne pas acquiescer face à sa brutale lucidité.
« Nous vivons dans un monde où les funérailles importent plus que le défunt, où le mariage importe plus que l’amour, où le physique importe plus que l’intellect. Nous vivons dans la culture de l’emballage, qui méprise le contenu. »
Eduardo Galeano
Tout est là : le spectacle, le décor, les émotions soigneusement mises en scène. Ce qui était autrefois une métaphore de la société de consommation – « l’emballage compte plus que le produit » – est devenu un mode de vie. En tant que journaliste observant la tech et les réseaux sociaux, je vois chaque jour cette culture de l’emballage s’infiltrer dans les moindres pores de notre existence.
Mais l’histoire n’est pas manichéenne : la technologie est à la fois un outil d’authenticité et de liberté, mais aussi la machine parfaite pour simuler une vie qui n’existe pas.
Le Selfie au lieu du miroir : Comment nous sommes devenus notre propre marque
Jadis, une marque n’était qu’un logo sur une boîte. Aujourd’hui, la marque, c’est l’humain. La photo de profil, le feed, la vidéo courte, la bio en une phrase – voilà notre packaging personnel.
Sur les réseaux sociaux, nous nous montrons rarement tels que nous sommes dans le silence de notre chambre, dans l’angoisse des factures impayées ou dans l’épuisement après le travail. Au lieu de cela, nous choisissons le cadre parfait, le sourire étudié, le filtre idéal. Les algorithmes apprennent vite ce qui « marche » : le sourire sous le bon angle, la citation inspirante, le bureau parfaitement rangé, le latte art à côté du MacBook. Et très vite, nous l’apprenons aussi.
Si une publication exprimant un doute sincère ou une tristesse reçoit dix « j’aime », mais qu’une photo « heureuse » dans un café en reçoit cent – le message est limpide : l’emballage l’emporte sur le contenu.
Le problème n’est pas la photo isolée, mais le schéma répétitif. Avec le temps, nous commençons à « corriger » notre vie pour qu’elle soit photogénique plutôt qu’épanouissante. L’important devient où nous étions, plutôt qu’avec qui. Ce qui compte, c’est notre apparence ensemble, plus que notre ressenti ensemble. La vie devient un décor.
Funérailles, Mariages et « Story Mode » : Le spectacle de l’émotion
Galeano disait que les funérailles importent plus que les défunts, et les mariages plus que l’amour. À l’ère numérique, cela a muté en un « Story Mode » infini.
Un mariage n’est souvent plus seulement le moment intime de l’union deux familles – c’est un projet de production, du contenu pour le feed. Pendant que le couple échange ses vœux, quelqu’un en arrière-plan vérifie si le live stream est stable et si les hashtags sont corrects. Les funérailles deviennent des lieux pour une « dernière story » de mémoire, des souvenirs recadrés passés au filtre noir et blanc, accompagnés de l’emoji de circonstance.
Je ne prétends pas que cela soit intrinsèquement mauvais – les réseaux sociaux peuvent préserver la mémoire et connecter ceux qui ne peuvent être physiquement présents. Mais la question demeure : à qui sommes-nous fidèles – à l’émotion elle-même, ou à l’image de l’émotion ?
Dans la culture de l’emballage, le deuil doit paraître digne et ordonné ; l’amour doit sembler « esthétiquement parfait ». La réalité brute, désordonnée, gênante – elle ne performe tout simplement pas dans l’algorithme.
La technologie comme miroir : Elle révèle le meilleur et le pire de nous
Il est crucial de le dire : le problème ne réside pas dans les câbles, les écrans et les applications. Le problème est humain. La technologie n’est qu’un mégaphone qui amplifie ce qui existe déjà en nous.
Le Meilleur :
- La voix des invisibles : Les jeunes que la société ne prend pas au sérieux trouvent une communauté.
- La démocratisation du talent : Des illustrateurs, musiciens, écrivains et programmeurs talentueux issus de petits villages atteignent un public qu’ils n’auraient jamais trouvé sans Internet.
- Le soutien : Les gens luttant contre la solitude trouvent une compréhension et des informations qui changent littéralement leur vie.
Le Pire :
- La comparaison toxique : L’envie, le besoin pathologique de comparaison, la propagation de fausses nouvelles et l’agressivité dans les commentaires.
- Les vendeurs de rêve : Les faux profils de « gourous » qui vendent l’illusion d’une vie parfaite, d’une productivité parfaite et d’une peau parfaite.
- Le lynchage numérique : Des campagnes d’humiliation que nous n’oserions souvent jamais prononcer en face à face dans la réalité.
Ce que nous crions dans ce mégaphone est une question de société, d’éducation et de valeurs, pas de technologie en soi.
Le Masque : Comment l’algorithme nous aide à nous fuir
Les réseaux sociaux sont l’endroit idéal pour ne pas être soi-même. Avatars, filtres, pseudonymes, « personal branding » – ce sont autant de masques qui nous sont offerts.
Parfois, c’est libérateur : l’enfant introverti qui n’ose pas parler en classe écrit des essais brillants en ligne et trouve ses semblables. Mais parfois, c’est toxique : une personne insatisfaite de son travail et de sa vie crée le personnage d’un entrepreneur à succès qui est « toujours motivé, toujours au travail, toujours en voyage ».
L’emballage devient si convaincant que nous commençons à y croire nous-mêmes. Dans cette collision entre le « Moi » numérique et le « Moi » réel, on trouve souvent de l’anxiété, de la dépression et le sentiment de ne jamais être assez bien – ni pour le monde, ni pour son propre profil.
La description de Galeano d’une culture qui méprise le contenu atteint ici un nouveau niveau : nous sommes le contenu. Si nous nous adaptons constamment à l’emballage, nous oublions doucement qui nous sommes vraiment une fois la caméra éteinte.
L’économie de l’attention : Quand le « scroll » compte plus que le sens
La technologie que nous utilisons n’est pas neutre. Les plateformes sociales vivent de notre temps et de notre attention. Les algorithmes sont conçus pour nous retenir le plus longtemps possible, pas pour faire de nous des êtres meilleurs.
C’est pourquoi ils favorisent ce qui est court, bruyant, polarisant et visuellement frappant. C’est le terreau fertile de la culture de l’emballage. Dans un océan de contenu, celui qui gagne est celui qui « saute aux yeux », pas nécessairement celui qui a de la profondeur. Un choc bref, un rire ou une colère rapportent plus de vues qu’une histoire calme et réfléchie.
Lorsque les médias traditionnels s’adaptent à cette logique, nous obtenons des titres qui sont des emballages sans texte, des clips vidéo sans contexte et des tweets qui ne sont que des étincelles de conflit. Dans un tel monde, la patience pour le véritable contenu – pour un livre, un long article, une conversation posée – devient un luxe.
Conclusion : L’emballage est bruyant, mais le contenu décide qui nous sommes
Malgré tout cela, je ne crois pas que la solution réside dans la fuite du monde numérique. Internet et les réseaux sociaux font déjà partie de notre réalité. La question est : pouvons-nous les utiliser pour que l’emballage serve le contenu, et non l’inverse ?
Peut-être que la question clé pour notre génération est : Allons-nous utiliser ces outils pour cacher qui nous sommes – ou pour le montrer mieux et avec plus de courage ?
« Nous vivons dans une culture de l’emballage », dit Galeano. La technologie a accéléré cette tendance au maximum. Mais c’est à nous de décider si l’intérieur restera vide, ou si derrière l’écran se trouveront toujours de vraies personnes, avec de vraies histoires, des faiblesses et des vertus.
Car à la fin, quand la batterie est vide et que l’écran devient noir, il ne reste que le contenu.
Article original en serbe : TechFokus.rs
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